Quelles sont les règles que tu dois observer pour mieux te garder dans la vie ?

Quelles sont les règles que tu dois observer pour mieux te garder dans la vie ? Les voici ; mais tu feras bien, je crois de ne les recevoir qu'à titre de recette d'hygiène, comme je t'en donnerais contre le climat d'Ardée (Ardea, ville italienne de la province de Rome). Recherche les différents mobiles qui portent l'homme à perdre son semblable : tu trouveras l'espérance, l'envie, la haine, la crainte, le mépris. Entre tous ces mobiles, c'est le mépris qui a le moins de conséquence, au point même que beaucoup s'y sont ensevelis pour leur sauvegarde. Le mépris nous met sous la botte, mais en passant. On fait tort à l'homme qu'on méprise, mais sans acharnement, sans raffinement. Jusque dans la bataille, on abandonne l'ennemi jeté par terre pour combattre l'ennemi debout.

Tu éluderas l'espoir des mauvais en ne détenant rien qui excite dans autrui les appétits mauvais, en ne possédant rien qui attire l'attention ; car la convoitise s'attache même aux menus objets, s'ils sont de ceux qu'on a peu vus, s'ils sont de ceux qu'on remarque. Tu échapperas à l'envie en ne t'exposant pas aux regards, en ne vantant pas tes biens ; en apprenant à te réjouir intérieurement. La haine vient de l'offense : tu l'éviteras en ne provoquant personne. Elle peut être gratuite : ici ta finesse naturelle et liante te couvrira. Car cette forme de haine a mis en péril bien du monde ; certains l'ont encourue sans avoir proprement d'ennemi. Tu veux ne pas inspirer la crainte : compte sur la médiocrité de ta condition, sur la douceur de ton caractère. Que les gens sachent que l'on peut te blesser sans suites dangereuses. Qu'avec toi la récompense soit facile, loyale...

Cependant le parti le plus sûr sera de vivre dans le repos ; de converser très peu avec les autres, beaucoup avec soi. Il y a dans les entretiens je ne sais quelle insinuante, victorieuse douceur qui, de même que l'ivresse ou l'amour, tire hors les secrets...

Sénèque (lettres à Lucilius)