Pour moi je traîne et souffre plus patiemment dans ma solitude, que quand j'étais obligé de grimacer devant les importuns...
Lettre A M.V...
A l'Hermitage le 4 avril 1757.
Votre lettre, mon cher concitoyen est venue me consoler dans un moment où je croyais avoir à me plaindre de l'amitié, et je n'ai jamais mieux senti combien la vôtre m'était chère. Je me suis dit : je gagne un jeune ami ; je me survivrai dans lui, il aimera ma mémoire après moi ; et j'ai senti de la douceur à m'attendrir dans cette idée.
Il est vrai, mon ami, que j'espérais vous embrasser ce printemps, et que je compte avec impatience les minutes qui s'écoulent jusques à ma retraite dans la patrie, ou du moins à son voisinage. Mais j'ai ici une espèce de petit ménage, une vieille gouvernante de 80 ans qu'il m'est impossible d'emmener, et que je ne peux abandonner, jusqu'à ce qu'elle ait un asile, ou que Dieu veuille disposer d'elle ; je ne vois aucun moyen de satisfaire mon empressement et le vôtre tant que cet obstacle subsistera.
Vous ne me parlez ni de votre santé ni de votre famille, voilà ce que je ne vous pardonne point ; je vous prie de croire que vous m'êtes cher et que j'aime tout ce qui vous appartient. Pour moi je traîne et souffre plus patiemment dans ma solitude, que quand j'étais obligé de grimacer devant les importuns ; cependant je vais toujours ; je me promène ; je ne manque pas de vigueur, et voici le temps que je vais me dédommager du rude hiver que j'ai passé dans les bois...
Oeuvre de Jean Jacques Rousseau
recueil de lettre, servant de suite aux confessions