Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
bichaublog
bichaublog
Newsletter
44 abonnés
30 septembre 2018

Prisonnière des mollah : "Avant de la connaître, je n'avais jamais pensé que ma langue natale était particulière..."

72227206_p

C'est à Mme Mohammadi, mon professeur de littérature, que je dois l'amour de ma langue. Avant de la connaître, je n'avais jamais pensé que ma langue natale était particulière. Je la parlais, c'est vrai, et elle me permettait d'aller de A vers B par des chemins détournés mais, jusqu'alors, sa beauté m'était restée cachée. Mme Mohammadi était tellement imprégnée de cette langue qu'elle en avait pris les couleurs chatoyantes.

"Ecoutez-moi", disait-elle, avant de lire l'une des préfaces du Gulistan ("Le Jardin des roses") de Saadi :

Un jour de ma jeunesse, je me souviens d'être passé dans une rue où j'aperçus une beauté au visage radieux comme la lune. C'était vers la fin de l'été, quand l'ardeur du soleil dessèche les lèvres et que le vent brûlant embrase la moelle jusque dans les os. A cause d'une faiblesse de la nature, je me sentis soudain incapable de résister plus longtemps au soleil implacable et je fus contraint de chercher l'ombre d'un mur, espérant de tout mon coeur qu'un passant compatissant apaiserait ma soif et éteindrait d'un peu d'eau fraîche le feu qui me consumait.

Soudain, sous le portique ombragé d'une maison, j'aperçus une forme étincelante d'une telle beauté que la langue de l'éloquence serait impuissante à en chanter la grâce. Elle s'avança, telle l'aurore soulevant le voile de la nuit ou la liqueur de vie jaillissant d'une terre aride. Elle tenait à la main une coupe d'eau dans laquelle elle avait pressé une grappe de raisin avec du sucre. L'eau était parfumée de pétales de rose, à moins que ce ne fût le parfum de sa peau, lorsqu'elle me tendit la coupe de sa main gracieuse. J'en bus le contenu jusqu'à la dernière goutte et me mis à revivre. Ah, mais un verre d'eau ou même des fleuves entiers jamais n'apaiseront la soif de mon coeur !

ka44ji73

En farsi, la révélation de cet amour naissant est bien plus marquée. C'est comme si cette langue s'était donné pour seule mission de déclencher dans le coeur du lecteur la sensation d'eau fraîche au contact de lèvres desséchées ; de l'amour atteignant les fragiles racines du coeur afin d'y ranimer toute la poésie et la tendresse de la vie.

Politiser les cours de littérature persane n'avait jamais été le but de Mme Mohammadi. Mais comment éclairer la beauté, la subtilité et la paresse joyeuse de cette langue sans faire de politique ? Quand Mme M. découvrait un mot arabe incrusté dans notre langue, elle le remplaçait par son équivalent persan. C'était un acte politique, une action subversive, mais jamais il ne lui serait venu à l'idée de prononcer un sermon ou de prêcher. Elle disait simplement : "Ceci à la place de cela valorise le poème."

Petit à petit, tout m'était devenu clair. On peut lire des milliers de fois les vers et préfaces de Saadi, mais ne jamais éprouver la moindre émotion particulière. La littérature ne peut créer à elle seule la joie ressentie à la lecture de beaux textes, mais seulement l'exploiter. Un professeur de la subtilité de Mme Mohammadi est capable de réveiller cette joie, et c'est ce qu'elle fit pendant ses cours. Une fois la passion de la poésie éveillée, elle s'employa à aborder les thèmes nécessaires pour expliquer le pourquoi et le comment de nos émotions.

angiou_f

On raconte qu'une fois, à la chasse, au moment où il s'apprêtait à mettre le gibier tué par Nushirwan, surnommé le Juste, on s'aperçut qu'il n'y avait plus de sel. On dépêcha un esclave au village, mais avant de le laisser partir, Nushirwan lui recommanda : "N'oublie pas de le payer et d'en donner le juste prix, sinon cela pourrait devenir une coutume qui ruinerait les villages." L'escalve répondit : "Mon maître, vraiment, pour une si petite quantité ?" A quoi Nushirwan répondit : "Dans le monde, l'origine de l'injustice fut d'abord sans conséquence, puis chacun y alla de la sienne, jusqu'à atteindre l'ampleur que nous lui connaissons aujourd'hui. "

Chaque fois que cela lui était possible, Mme Mohammadi soulignait les thèmes de justice et d'injustice chez Saadi, Hafez et Rumi. Là encore elle nous épargna tout sermon. Elle nous fit prendre conscience que les écrits des grand auteurs persans sur la justice et l'injustice formaient un contraste saisissant avec les discours mesquins des mollahs sur le bien et le mal, sur ce qui est juste ou non. Était-ce une insulte faite à Dieu de porter des chaussettes blanches, de parler ouvertement d'amour ? Où était la justice quand on jetait une jeune fille au cachot pour avoir laissé le soleil caresser sa chevelure ?

Mme Mohammadi ne nous confia jamais son secret, mis elle nous laissa le découvrir à notre rythme. Quand elle abordait Omar Khayyam, elle n'essayait pas de nous le dépeindre comme un héros, bien que, visiblement, il fût le sien. Elle se contentait de nous faire connaître son oeuvre et il devint le nôtre...

Dans presque chacun de ses quatrains, Omar Khayyam détruit le dogme des mollahs. Sa poésie est l'oeuvre d'un esprit curieux, ce qui est interdit en Iran, comme d'ailleurs dans les deux tiers de la planète. Le cadeau de Mme Mohammadi fut de nous montrer ce que devenait notre magnifique langue sous la plume d'un esprit curieux. Elle n'eut besoin de rien d'autre. La conclusion surgissait d'elle-même quand nous quittions le lycée à la fin de son cours, les cheveux (si nous étions des filles) soigneusement camouflés...

Les enfants que j'aurai un jour devront connaître la langue persane, l'anglais également, le français peut-être, l'espagnol l'italien, pourquoi pas, mais le farsi devra être leur première langue. je leur ferai découvrir non seulement Saadi, Hafez, Khayyam, Rumi, mais tous les auteurs iraniens contemporains. Ils liront également le code du Conseil des gardiens de la révolution, car je veux les entendre dire un jour : "Maman, pourquoi donc le conseil des gardiens a-t-il gâché une aussi belle langue pour de telles bêtises ?"...

19063324_p 

Zarah Ghahramani avec Robert Hillman Prisonnière des mollahs

BOO_Ghahramani_2099

Récit bouleversant de sincérité, ce livre raconte au jour le jour cet emprisonnement et les tortures infligées, et fait la chronique douce-amère d'une jeunesse à Téhéran après l'instauration de la république islamique. Une expérience de la dictature qui règne en Iran...

Après sa libération d’Evin, on a interdit à Zarah de poursuivre ses études universitaires en Iran. Robert Hillman, écrivain australien dont elle a fait la connaissance en 2003 en Iran et qui l’a accompagnée dans l’écriture de ce récit bouleversant, l’a aidée à fuir en Australie, où elle vit actuellement. Zarah Ghahramani n’a aujourd’hui plus aucun avenir dans son pays.

 femmes_diran

Publicité
Commentaires
B
Bonjour Le Gall, je t'ai envoyé un message à labrebisgalleuse@gmail.fr. Je vois que je n'ai pas encore reçu ce commentaire dans ma boite mail, il m'a fallut aller dans "mes commentaires". Seule une page où j'ai des centaines de commentaires m'arrive !
Répondre
L
Très belle page. Brigitte...J'ai vu ton mot...Sur quelle adresse m'as-tu écrit ?
Répondre
B
Se penchant pour humer son parfum matinal,<br /> <br /> Sans souci des piquants qui sont ses seules armes<br /> <br /> J'ai vu briller dans son cœur une perle de cristal<br /> <br /> Qui tomba sur ma main pour partager mes larmes<br /> <br /> Nicolas Descamino<br /> <br /> <br /> <br /> Merci chère poétesse, je sais que tu aimes les poètes Persans, si tu as l'occasion de lire ce livre, témoignage d'une jeune iranienne, tu vas t'en délecter ! Et bravo pour tes magnifiques poèmes, à bientôt, à la Paix !
Répondre
C
Bonsoir Bichau,<br /> <br /> <br /> <br /> Merci pour cet article, qui m'a beaucoup émue, lors de sa lecture, merci de rendre un bel hommage, à la littérature Persane, dont les poètes cités, je connais... L'Amour dans toute sa splendeur, volupté, et son sens Absolu... oui sachons rendre hommage, à certains professeurs, comme Mme Mohammadi, qui nous ont permi d'aimer la langue Française, sa beauté, mais qui sous l'intonation et leur façon si poétique, de l'exprimer, ont su nous faire aimer la poésie, l'Orient sublimé, par ses parfums que j'aime tant écrire...oui, ces poètes, ont su dénoncer avec leur propre langage, poétique, leur vision de leur pays...libérant ainsi, la Rose.. éternelle, prisonnière de ses épines...j'aime les poètes cités, dont leur lecture, est un bouquet d'arômes, de jasmins, de roses, au Jardin de l'Amour...beaucoup de chose à dire, vive toutes les cultures de ce monde, tant que leurs poèmes, et tant que des professeurs, continueront de nous faire rêver, en les écoutant, en nous parfumant l'âme de leurs beaux vers...si criant de vérité, qumant à l'obscurantisme, j'espère que la lumière, l'éloignera à jamais... mais les hommes sont avide et ferme leurs yeux, à la Paix ! Merci Bichau, belle soirée et bisous. Corinne (Cronin)
Répondre
B
Bonjour Maryvette, est-ce que tu parles de la phrase d'accueil du blog ? Si oui, c'est embrasement, mais je ne sais comment corriger :-(, c'est un ami du net (enfin une connaissance) qui m'a fait cette introduction et les photos qui vont avec... j'ai aimé son idée et j'ai laissé. Je n'ai su que mettre un titre. Alors, tant pis pour l'orthographe, je fais avec...et puis avec deux s, la phrase n'est pas si bête que ça ;-)! Peut-être un jour, quand j'aurais appris à faire une bannière je changerai ! Amitié à la chienne savante,
Répondre
Archives
Publicité
bichaublog
  • L'amour, la philosophie, la sagesse, toutes les injustices et les misères de ce monde, la beauté et les merveilles de notre planète, et son créateur, mais aussi, les faits d'actualités, la politique, les magouilles de ceux qui nous gouvernent.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Visiteurs
Depuis la création 1 563 392
Publicité