Pensées, fleurs de sagesse.
À quoi reconnaît-on les gens fatigués. À ce qu'ils font des choses sans arrêt. À ce qu'ils rendent impossible l'entrée en eux d'un repos, d'un silence, d'un amour. Les gens fatigués font des affaires, bâtissent des maisons, suivent une carrière. C'est pour fuir la fatigue qu'ils font toutes ces choses, et c'est en la fuyant qu'ils s'y soumettent. Le temps manque à leur temps. Ce qu'ils font de plus en plus, il le font de moins en moins. La vie manque à leur vie.
À quoi reconnaît-on ce que l'on aime. À cet accès soudain de calme, à ce coup porté au coeur et à l'hémorragie qui s'ensuit - une hémorragie de silence dans la parole. Ce que l'on aime n'a pas de nom. Cela s'approche de nous et pose sa main sur notre épaule avant que nous ayons trouvé un mot pour l'arrêter, pour le nommer, pour l'arrêter en le nommant.
À quoi ça sert de lire. À rien ou presque. C'est comme aimer, comme jouer. C'est comme prier. Les livres sont des chapelets d'encre noire, chaque grain roulant entre les doigts, mot après mot. Et c'est quoi, au juste, prier. C'est faire silence. C'est s'éloigner de soi dans le silence.
Devant les livres, la nature ou l'amour, vous êtes comme à vingt ans: au tout début du monde et de vous.
Il y a besoin de si peu, pour écrire. Il n'y a besoin que d'une vie pauvre, si pauvre que personne n'en veut et qu'elle trouve asile en dieu, ou dans les choses. Une abondance de rien. Une vie à l'inverse de celles qui sont perdues dans leur propre rumeur, pleines de bruits et de portes.
( Une petite robe de fête )
Aimer c'est aimer ce qui est simple, et donc mystérieux. Ce qui est compliqué n'est jamais mystérieux.
L'amour du temps perdu. Le temps perdu est comme le pain oublié sur la table, le pain sec. On peut le donner aux moineaux. On peut aussi le jeter. On peut encore le manger, comme dans l'enfance le pain perdu: trempé dans du lait pour l'adoucir, recouvert de jaune d'œuf et de sucre, et cuit dans une poêle. Il n'est pas perdu, le pain perdu, puisqu'on le mange. Il n'est pas perdu, le temps perdu, puisqu'on y touche à la fin des temps et qu'on y mange sa mort, à chaque seconde, à chaque bouchée. Le temps perdu est le temps abondant, nourricier.
C'est quoi, réussir sa vie, sinon cela, cet entêtement d'une enfance, cette fidélité simple: ne jamais aller plus loin que ce qui vous enchante à ce jour, à cette heure.
(La part manquante)
Il y a un temps où ce n'est plus le jour, et ce n'est pas encore la nuit. [...] Ce n'est qu'à cette heure-là que l'on peut commencer à regarder les choses, ou sa vie: c'est qu'il nous faut un peu d'obscur pour bien voir, étant nous-mêmes composés de clair et d'ombre.
Aimer quelqu'un, c'est le dépouiller de son âme, et c'est lui apprendre ainsi - dans ce rapt - combien son âme est grande, inépuisable et claire. Nous souffrons tous de cela: de ne pas être assez volés. Nous souffrons des forces qui sont en nous et que personne ne sait piller, pour nous les faire découvrir.
( Lettres d'or )
Jadis les princes sortaient de leurs palais en grand arroi: carrosses, chevaux, valets, étendards, parades de toutes sortes. Le mot désarroi vient de là. Être en désarroi c'est être privé d'escorte, avancer dans une vie dépouillée de tout revêtement de force.
L'intelligence est la force, solitaire, d'extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi - vers l'autre là-bas, comme nous égaré dans le noir.
La vie en société c'est quand tout le monde est là et qu'il n'y a personne. La vie en société c'est quand tous obéissent à ce que personne ne veut.
Vous reconnaissez vos amis à ce qu'ils ne vous empêchent pas d'être seul, à ce qu'ils éclairent votre solitude sans l'interrompre.
On a inventé le travail salarié pour ne pas penser à ce qui nous fait souffrir, pour qu'il y ait, revenant tous les jours, ces heures où ne pas penser à soi, à la solitude, à Dieu, à l'autre, pour ne pas penser à tout ce qu'on devine insoluble, déchirant.
( L'inespérée )
Nous ne sommes faits que de ceux que nous aimons et de rien d'autre.
Les maisons sont comme les gens, elles ont leur âge, leurs fatigues, leurs folies. Ou plutôt non: ce sont les gens qui sont comme des maisons, avec leur cave, leur grenier, leurs murs et, parfois, de si claires fenêtres donnant sur de si beaux jardins.
La promenade est un art amoureux, un art du tissage. Le mouvement des corps et celui des pensées, le fou rire d'un ruisseau et l'effarouchement des bêtes sous les buissons, tout va ensemble, tout fait une seule étoffe, entrelaçant l'air et le songe, le visible et l'invisible.
( Isabelle Bruges )