J'ai deux vies, certains disent que je suis "visionnaire".
Écoutez-moi, chère amie, j'ai deux vies : l'une que je passe à travailler, à chercher, à rencontrer des gens, à m'entretenir avec eux, et à sonder les mystères cachés qui sont enfouis dans le cœur des hommes ; l'autre que je passe en un lieu tranquille, imposant, enchanteur, illimité dans le temps et l'espace. Au cours de l'année écoulée, chaque fois que j'arrivais dans ce lieu éloigné, je trouvais une autre âme à côté de la mienne, échangeant les moindres pensées et partageant les émotions les plus profondes. Au début, j'assimilais cela à l'accès aux principes fondamentaux, simples et purs ; mais deux mois à peine s'étaient écoulés quand je pris conscience de l'existence d'un secret bien au-delà de ces principes et plus subtil que l'ordre normal des choses. Tout aussi étrange est le fait que je revenais d'habitude de ces visites en ce lieu avec l'impression qu'une main aussi légère que la brume avait effleuré mon visage, et parfois il me semblait entendre une voix aimable et douce, tel le souffle d'un tout petit enfant, résonner à mes oreilles.
Certains disent que je suis un "visionnaire", mais je ne sais pas ce qu'ils entendent par là. Je sais, cependant, que si je prétendais être vraiment "visionnaire" je mentirais à mon Moi. Ce Moi, May, ne voit dans la vie rien que ce qui procède de lui-même, et ne veut rien croire qu'il n'en ait fait personnellement l'expérience.
May, nous avons atteint le sommet d'une montagne et au-dessous de nous s'étendent plaines, forêts et vallées ; aussi asseyons-nous un moment et devisons. Nous ne pouvons demeurer ici très longtemps, car j'aperçois dans le lointain une autre cime plus élevée que nous devons atteindre avant le coucher du soleil ; mais nous ne quitterons pas ce lieu tant que vous ne serez pas heureuse, ni ne ferons un autre pas avant que vous n'ayez trouvé la paix de l'esprit...
Que n'êtes-vous ici pour donner des ailes à ma voix et changer mes murmures en chansons. Mais je continuerai de lire, sachant que parmi les "étrangers" qui m'entourent, une amie invisible est à l'écoute avec un sourire plein de douceur et de tendresse.
Khalil Gibran (lettres à May)
Ainsi écrivait Khalil Gibran, l'auteur du "Prophète", à May Ziadah, celle qu'il aimait au-delà des mers. telles deux âmes sœurs dans la quête de la réalité ultime, ils ne se rencontrèrent jamais, sauf en imagination et en rêve. Leur correspondance entre 1912 et 1931, jusqu'à la mort de Gibran, témoigne de l'admiration, du respect, puis de l'amitié profonde qu'ils se portèrent.
Ces lettres éclairent d'une lumière nouvelle les sentiments, la pensée et la philosophie de l'auteur d'un des plus célèbres ouvrages du XX ème siècle .