Considère le retour circulaire des choses sur elles-mêmes.
La mort ? Elle n'a rien de mauvais. L'effet d'une chose ne peut être mauvais, sans la présence de l'être qui ressentira cet effet. Eh bien, si tu as une telle envie de te prolonger dans le temps, dis-toi que tous les êtres qui disparaissent pour retourner au sein de la nature, d'où ils sont venus et d'où ils sortiront bientôt encore, aucun ne s'anéantit. Tout cela finit mais ne périt pas. La mort, dont nous nous effrayons, contre laquelle nous regimbons, interrompt notre existence, elle ne nous l'arrache point. De nouveau viendra un jour qui nous remettra dans le monde, et contre qui beaucoup regimberaient, si la mémoire n'était abolie chez ceux qu'il ramène. Je montrerai ailleurs plus en détail, qu'en fait ce qui semble périr change de forme. Or donc on est tenu de partir en bonne grâce, quand c'est pour revenir.
Considère le retour circulaire des choses sur elles-mêmes : tu constateras que dans notre univers rien ne s'éteint, mais que les phénomènes ont alternativement leur déclin et leur retour. L'été est parti : l'année prochaine le ramènera. L'hiver est tombé : il reparaîtra dans sa saison. La nuit a englouti le soleil : elle-même sera tout à l'heure chassée par le jour. Ces étoiles que leur course éparpille ne font que revenir sur la route où elles ont passé. Perpétuellement une moitié du ciel se lève, l'autre plongeant sous l'horizon.
Et je finirai après cette seule remarque : ni le petit enfant ni le pauvre d'esprit ne craignent la mort.
L'âme humaine.
Dis-nous plutôt combien il est naturel à l'homme d'élever sa pensée jusqu'à l'infini. L'âme humaine est chose grande et généreuse. Elle n'admet de limites que celles qui lui sont communes avec Dieu même. Et d'abord elle refuse une patrie terre à terre. Sa patrie, c'est tout l'espace, dont l'enceinte embrasse le ciel éthéré, l'univers; cette voûte sous laquelle s'étendent terres et mers, sous laquelle l'air partage et réunit à la fois le domaine de l'homme et le monde divin, sous laquelle cette multitude de dieux, répartis, continuent à veiller pour aller leurs chemins. Puis elle ne veut pas qu'on lui ménage strictement la durée.
Elle se dit :" Toutes les années qui sont à mon horizon m'appartiennent. Il n'est point de siècle fermé aux grands esprits, point de temps inaccessible à la pensée. Quand viendra le jour qui doit séparer les éléments divins et humains de mon composé, je laisserai mon corps ici où je l'ai pris, je restituerai aux dieux mon être. A cette heure même, je ne suis pas absolument sans contact avec eux, mais mon fardeau fait de terre contrarie mon essor."
Ces jours de la vie mortelle sont des temps d'arrêt, prélude d'une autre existence, meilleure, plus durable. Oui, comme le sein maternel, qui nous porte neuf mois, nous forme non pour lui, mais pour le lieu dans lequel il faut qu'il nous jette lorsque nous sommes désormais en état de respirer et de supporter l'air libre; ainsi la période qui s'étend du premier âge à la vieillesse nous mûrit pour un nouvel enfantement; une nouvelle naissance nous attend, un ordre nouveau des choses.
Jusque là nous ne pouvions soutenir que de loin la vue du ciel.
Envisage donc sans trembler l'heure critique de cet évènement, la dernière heure du corps, mais non de l'âme. Ne vois dans tout ce qui t'environne que du matériel d'hôtellerie : tu n'es là que de passage. La nature nous fouille au départ comme à l'entrée. On n'a pas le droit d'emporter plus qu'on avait alors avec soi. Que dis-je ? Il te faut abandonner une bonne part de ce que tu avais en arrivant au monde : on te retirera ce revêtement de peau, suprême enveloppe de ton être, on te retirera cette chair, ce sang qui l'imprègne et circule par ton organisme; on te retirera ces os, ces muscles...
Le jour que tu redoutes comme le dernier de ton existence, c'est le jour de ta naissance à l'éternité.
Quelque jour la nature te découvrira ses mystères. Le brouillard qui t'entoure se dissipera; de toutes parts une éclatante lumière te criblera de ses rayons. Imagine-toi l'éblouissant éclat de tant d'astres confondants leurs feux. Nulle tache d'ombre n'altérera cette sérénité. Toutes les parois du ciel projetteront une égal splendeur : l'alternance du jour et de la nuit est la loi de notre infime atmosphère. Tu diras :"Ma vie s'est passée parmi les ténèbres", à l'heure où, dans la plénitude de ton être, tu apercevras la pleine lumière, qu'en ce monde tu entrevois obscurément par l'étroite ouverture de tes yeux. Et pourtant tu l'admire déjà de si loin : que te sembleras-t-elle, cette clarté divine contemplée à sa source ?
Élançons notre âme vers les réalités éternelles ! Admirons, planant au plus haut de l'espace, les formes idéales de toutes choses; un Dieu séjournant au milieu des êtres, une Providence qui, si elle n'a pu donner aux créatures une immortalité à laquelle la matière s'opposait, veille à les garder de la mort, à surmonter l'imperfection corporelle par la raison. En effet, le monde demeure, non parce qu'il est éternel, mais parce qu'il est sous la sauvegarde du curateur qui le régit. Or, d'un tuteur des êtres immortels n'auraient pas besoin. Notre monde se conserve par son ouvrier dont l'énergie surmonte la fragilité de la matière...
En même temps réfléchissons à ceci : si l'univers lui-même, tout aussi mortel que nous, a une Providence pour le soustraire aux périls, nous pouvons en quelque mesure, devenant providence à notre tour, faire bénéficier d'un sursis ce pauvre corps, à condition qu'aux plaisirs, qui tuent la majorité des hommes, nous ayons su imposer une direction et un frein.
Sénèque (lettres à Lucilius) environ 58 ap.J-C