Ils est hors de doute, en tout cas, que pour l'humanité, l'amour des fleurs a dû naître en même temps que la poésie de l'amour.

Les fleurs.

Dans la grise et tremblante lumière d'une aube de printemps, n'avez-vous jamais senti, en entendant murmurer les oiseaux dans les arbres avec une cadence mystérieuse, que ce ne pouvait être que des fleurs qu'ils parlaient entre eux ? Ils est hors de doute, en tout cas, que pour l'humanité, l'amour des fleurs a dû naître  en même temps que la poésie de l'amour.

Comment, en effet, peut-on mieux concevoir qu'en présence d'une fleur, si douce dans son inconscience, et qui n'a peut-être tant de parfum que parce qu'elle est silencieuse, la révélation d'une âme vierge ? En offrant à sa bien-aimée la première guirlande, l'homme primitif s'est élevé au-dessus des nécessités grossières de la nature, il est devenu humain ; en percevant l'utilité subtile de l'inutile, il est entré dans le royaume de l'art.

Dans la joie ou dans la tristesse, les fleurs sont nos amies fidèles. Nous mangeons, nous buvons, nous dansons, nous flirtons avec elles. Nous nous marions et nous baptisons avec des fleurs. Nous n'osons pas mourir sans elles. Comment pourrions-nous vivre sans elles ? Cela fait peur d'imaginer un monde veuf de leur présence. Quelle consolation n'apportent-elles pas au chevet du malade, quelle lumière de bénédiction aux ténèbres des esprits fatigués ?

Leur sereine tendresse réconforte notre confiance faiblissante en l'univers, tout comme le regard attentif d'un bel enfant ressuscite nos espérances perdues. Quand nous sommes couchés dans la poussière, c'est elles qui s'attardent à pleurer sur nos tombes.

Si triste que cela soit, il n'y a pas à nous dissimuler qu'en dépit de notre familiarité avec les fleurs, nous ne nous sommes pas haussés de beaucoup au-dessus de la brute. Grattez le mouton, et le loup qui est en nous ne tardera guère à montrer les dents... Tous les autels, les uns après les autres, se sont écroulés sous nos yeux ; un seul demeure éternel, celui sur lequel nous encensons notre idole suprême, - nous-mêmes. Notre dieu est grand et l'argent est son prophète. Pour ses sacrifices, nous dévastons la terre entière. Nous nous vantons d'avoir conquis la matière et nous oublions que c'est la matière qui a fait de nous ses esclaves. Quelles atrocités ne commettons-nous pas au nom de la culture et du raffinement !

Dites-moi, gentilles fleurs, larmes des étoiles, qui restez là dans le jardin, balançant vos têtes au gré des abeilles qui chantent la rosée et le soleil, connaissez-vous le terrible destin qui vous attend ? Rêvez, balancez-vous, folâtrez tant que vous pouvez parmi les douces brises de l'été. Demain, une main impitoyable vous éteindra à la gorge ; vous serez arrachées brutalement, mises en pièces membres à membres, emportées loin de vos paisibles demeures...

Pourquoi les fleurs sont-elles nées si belles et cependant si malheureuses ? Les insectes peuvent piquer et la bête la plus paisible peut lutter quand elle se sent aux abois. Les oiseaux dont on cherche les plumes pour garnir un chapeau peuvent échapper, en s'envolant, à celui qui les poursuit ; l'animal fourré dont vous convoitez le vêtement peut se cacher à votre approche. Hélas ! la seule fleur qui ait des ailes est le papillon; toutes les autres demeurent immobiles et désarmés devant leur bourreau...

Louons l'homme qui s'adonne à la culture des plantes ; l'homme au pot de fleurs est infiniment plus humain que l'homme aux ciseaux...

Okakura Kakuzo " Le livre du Thé "

Fleurs : http://photosdebailili.canalblog.com/

Comments

[bichau]

Aux pots de fleurs évidemment, je respecte bien trop la nature.

[Carlos]

Bonsoir Bichau,
Quelle bonne idée de citer des extraits du livre du thé. Ce livre fourmille de belles pensées, j’imagine que tu vas nous en proposer d’autres. Dis-nous, es-tu une femme au pot de fleurs ou aux ciseaux ? :) Très bonne soirée mon amie.