Une leçon de sagesse microcosmique…
Les beaux jours reviennent. Aussi les mouches et les abeilles. Je ne dis pas cela pour gâcher votre plaisir. Le printemps est une saison merveilleuse, celle qui ressemble le plus au bonheur, à l’amour, à la jeunesse… Ce ne sont pas quelques insectes qui nous empêcheront d’en jouir ! Non, si j’évoque ces petits êtres vibrionnants, c’est pour rendre compte d’une expérience dont me parlait l’autre jour un physicien. Nous trouvions l’un et l’autre qu’elle donne à penser, mais n’en pensions pas la même chose. A vous de juger…
Donc vous prenez une mouche et une abeille ; vous les mettez dans deux bouteilles vides. Pas de bouchon : le goulot reste ouvert. Mais à l’autre extrémité de chacune des deux bouteilles, à l’extérieur, vous fixez une lampe allumée. Puis vous observez… Que va-t-il se passer ?
Si j’en crois mon ami, l’abeille va se diriger vers la source lumineuse. C’est une démarche intelligente : dans son monde d’abeille, par exemple dans un arbre creux ou une grange, la lumière indique ordinairement la sortie… Mais là, non. Le verre fait obstacle. L’abeille s’y heurte, recommence, tourne au fond de la bouteille, obstinément, vainement, absurdement, au point, si vous n’interrompez l’expérience, de mourir d’épuisement, prisonnière de cette lumière qui ressemble à une issue et l’en éloigne, victime de cet instinct qui ressemble à une intelligence, qui en est peut-être une, et qui la tue.
côté de la mouche, rien de tel. Elle est bien trop bête. La lumière, pour elle, ne veut rien dire. Notre mouche volette au hasard, en tout cas en zigzag, comme elle fait toujours, de façon aléatoire, chaotique, sans projet, sans intelligence, sans stratégie… C’est ce qui la sauve : allant dans toutes les directions, elle finit par trouver la bonne, sans s’en rendre compte, et la voilà dehors sans savoir pourquoi, sans l’avoir mérité, stupide et libre…
Mon ami physicien y voyait une leçon de sagesse. " Un processus chaotique, me disait-il, est souvent plus salutaire qu’une stratégie immuable !
— Cela ne veut pourtant pas dire que la bêtise vaille mieux que l’intelligence…
— Non, mais qu’il faut savoir sortir des schémas préétablis, s’abandonner au chaos, au désordre, à l’improvisation… C’est la leçon aussi de la physique quantique : le hasard est plus riche et plus créateur que le déterminisme ! "
Sur ce dernier point, j’étais assurément d’accord. Mais l’ami physicien ne s’arrêtait pas là : " Ton rationalisme en prend un coup ! Le salut est du côté du désordre, non de l’ordre ; du hasard, non de la logique. Ta philosophie est une abeille. Prends plutôt modèle sur la mouche et la physique quantique ! "
La physique est une grande chose, mais dont je doute fort qu’elle puisse tenir lieu de philosophie. Pourquoi devrais-je penser comme une particule, qui ne pense pas ? Quant aux mouches… Leur prétendue sagesse me laissait perplexe. D’abord parce que je voyais bien que ce n’est pas de trop d’intelligence que l’abeille mourait, mais de trop d’instinct, de trop d’obstination, de trop d’incapacité à changer, à innover, à inventer – de trop de bêtise.
La leçon, si tant est que les insectes puissent nous en donner une, me semblait aller à l’inverse de celle que mon ami suggérait. Le but n’est pas de nous rapprocher de la mouche, mais plutôt de nous éloigner de l’abeille ! On n’est jamais trop intelligent, toujours trop routinier. Ce n’est pas la raison qui tue ; c’est la répétition.
André Comte-Sponville